Le Juif errant

La légende du Juif errant prend forme en Angleterre, au XIIIe siècle, dans les monastères bénédictins où chroniqueurs et enlumineurs s’ingénient à enrichir le corpus d’anecdotes relatif à la vie et à la Passion du Christ. S’inspirant de traditions orales et écrites variées, ils décrivent la figure d’un témoin de la Passion qui, ayant offensé le Christ, fut condamné à ne connaître aucun repos jusqu’à la fin des Temps. Le Christ aurait alors déclaré: « Moi je vais, et toi tu attendras jusqu’à ce que je revienne ». Depuis lors, cet homme s’est converti au christianisme et vit dans la douleur du repentir. Selon les versions, il a refusé au Christ de se reposer sur son seuil ou bien il l’a frappé à sa sortie du prétoire ; il porte divers noms (Joseph, Malchus, Cartaphile, Jean Boutedieu) et n’est pas encore qualifié de juif. Ce châtiment établit un lien entre celui qu’on appellera le Juif errant et Caïn qui, ayant tué Abel, se voit condamné à errer jusqu’à la fin de ses jours.A partir du XVIIe siècle, la légende connaît une popularité élargie et son contenu une forme plus aboutie révélant une transformation accomplie entre le XIIIe et le XVIIe. A partir du dernier quart du XVIe siècle et de la première moitié du XVIIe siècle, elle prospère rapidement grâce au développement de l’imprimerie, tant pour le texte que pour l’estampe. Née en Allemagne, la littérature édificatrice des Volksbücher (livrets populaires) va inclure la légende du Juif errant dans ses nombreux récits et la répandre dans le reste de l’Europe, notamment en France où elle sera véhiculée par la Bibliothèque Bleue de Troyes et ses imitations. La figure « étonnante » et « merveilleuse » d’Ahasver s’affirme : celle d’un pénitent, arpentant le monde dans une marche qui ne prendra fin qu’au retour du Christ. On prend désormais connaissance de son « histoire admirable », témoignage sur la passion du Christ mais aussi témoignage sur l’histoire du monde qu’il traverse. La version la plus complète de ce récit sera fixée par la Complainte (ou ballade) brabançonne qui, au XVIIIe siècle, donne au Juif errant le nom si célèbre en France d’Isaac Laquedem.Colportée dans les villes et surtout dans les campagnes, l’estampe populaire va faire du Juif errant une image quotidienne et, par son processus de multiplication, lui donner la forme visuelle la plus conventionnelle de toutes celles revêtues par ses représentations. Cependant ces conventions subissent une évolution dans la seconde moitié du XIXe siècle. A la fois banalisées et radicalisées, les images du Juif errant offrent une vision de plus en plus négative et discriminatoire du merveilleux marcheur. L’antisémitisme y prend progressivement le relais d’un antijudaïsme qui n’avait pas été toujours dominant.La légende du juif errant intégrera le territoire de la littérature romantique dans un premier temps en Allemagne, avec les poèmes de Goethe et Schubart dont s’inspireront d’autres poètes et les peintres Kaulbach et Caspar David Friedrich. Sans pour autant s’émanciper d’une vision chrétienne de la légende, le sort d’Ahasver le rend digne du panthéon romantique qui voit en lui un héros solitaire, tragique et, plongé dans une affreuse et pathétique solitude.En France cependant, l’influence du romantisme allemand a été ressentie par Edgar Quinet et Béranger qui produiront tous deux des œuvres marquant le monde intellectuel. Des peintres et des dessinateurs commencent alors à donner une version plus personnelle du Juif errant . Cependant, l’écrivain qui popularisera le plus le thème du Juif errant sera Eugène Sue qui fait du Juif errant un des champions du combat pour la justice sociale.De nombreux artistes vont donner des interprétations du Juif errant. Certains (dont Courbet) se sont identifiés avec la figure légendaire, concevant le rôle de l’artiste dans la société d’une part comme celui d’un passant, d’un observateur, d’un témoin, et d’autre part comme un homme engagé pour les causes de son temps. A la suite de Béranger et d’Eugène Sue, ils voient dans le Juif errant une allégorie du combat pour la justice, pour la liberté et pour la solidarité humaine.Au milieu de l’effervescence culturelle, et parmi d’autres thèmes, le Juif errant n’est pas qu’un personnage des romanciers ou bien des peintres : il se montre au théâtre et à l’opéra. Jacques Fromental Halévy compose un opéra à la mode sur un livret d’Eugène Scribe. L’œuvre aura un certain succès mais sera très rarement jouée.Gustave Doré, très critique envers l’opéra d’Halévy, est cependant touché par la chanson du Juif errant de Béranger et l’illustre. Plus tard encore, Gustave Moreau et ses élèves Adrien Gilles et Georges Rouault vont se laisser inspirer par le sujet.Cependant la figure inspire aussi des savants et des artistes moins bienveillants qui vont jusqu’à un antisémitisme issu du catholicisme militant. La criminalisation du phénomène de l’errance est associée au racisme émergeant dans des formules pseudo-scientifiques et notamment dans l’univers psychiatrique. L’antisémitisme du dernier quart du XIXe siècle remet en question la présence des juifs dans la société et utilise et combine entre elles de multiples figures négatives du Juif dont celle du Juif errant.Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les penseurs et les artistes juifs prennent conscience de la portée de la figure du Juif errant telle que la véhicule l’imaginaire chrétien occidental. L’identification de la figure d’Ahasver et de son destin avec le sort tragique de la population juive surtout en Europe orientale suscite des créations résultant d’une interrogation intime de l’artiste et également d’un regard porté par l’artiste sur les temps de persécutions. Le sionisme débutant cherche à mettre fin au sort d’Ahasver, et lui promet la fin de l’exil et la rédemption. Cependant, la Shoah viendra relancer l’interrogation des artistes juifs sur le sort de leur nation, réveillant dans l’image du Juif errant le son d’une errance comme une fatalité.Voir sur la toile :L'exposition du MAHJ en 2001